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Coup de cœurDiversmust

” Kim s’est fait la malle, Kimono est parti… ” ©

By 20 mai 2025No Comments

Jeudi 14 janvier 2010

Pas une fois elle n’est venue me voir sans craquer 

ni sans fondre de joie devant ma bouille ébouriffée… sauf hier.

Ben oui… je suis mort hier. 

Je n’en pouvais plus, j’avais trente-neuf ans. 

Vous, ça vous ferait dans les 120 ans ! 

Même pour un « Shet », une peluche inoxydable comme moi, ça faisait très beaucoup. 

De tous les chevaux qui ont remplacé ses enfants, je suis le seul à ne l’avoir jamais déçue. 

Alors, j’ai fait un effort, mais vraiment, là, avec cet hiver de misère qui nous est tombé sur le poil, je n’ai pas su faire plus. 

Je suis désolée ma mie, mais tu sais bien que les meilleures choses ont une fin. 

J’ai été son poussin d’amour… elle souriait aux anges quand elle marchait à mon côté, le bras dessus mon encolure, la main glissée au chaud sous l’incroyable crinière pie qui me poussait si drue qu’elle balayait le sol devant moi. 

Si vous ne le savez pas, quand un cheval sauvage, après avoir usé ses molaires, ne peut plus user l’herbe, il se meurt de faim. 

J’en étais là, perdant de mon état, quand elle a décidé que cela ne se pouvait pas. 

Je l’ai regardée manier la masse, les piquets, les isolateurs et les rubans électriques, regardée m’inventer une salle à manger avec un passage à la hauteur de mon garrot qui empêcherait « les autres » de venir chouraver les grains que seuls mon râtelier usagé consentait encore à croquer. J’ai compris la manœuvre aussitôt et nous avons cru que nous étions sauvés. J’ai retrouvé ma bedaine et la portais comme le saint-sacrement, mais bon… 

On ne peut pas être et avoir été, hein ? 

Seize mois plus tard, hélas, après un novembre printanier, l’hiver m’a convaincu que la vie ne valait plus la peine d’être vécue. 

Je n’ai jamais été malade. 

Que faire alors, pour en finir, si ce n’est cesser de manger ? 

Je la voyais pâlir. Elle me tirait, elle me poussait vers ma mangeoire. Pour ne pas la décevoir, je grignotais quelques grains, puis retournais tête basse prendre racine le long d’une haie, ou bien je m’isolais dans l’abri, espérant en finir… mettant la tête à la porte, tout de même de temps en temps, simplement par curiosité. Le temps passe si lentement quand on attend. 

J’allais encore tout doucement voir les « autres », parfois, histoire de ne pas faire bande à part quand venait l’heure des repas, mais dans ma salle à manger je ne faisais plus que passer. 

Quand je ne venais pas, elle me portait un seau jusque dans la cabane, sachant bien, après avoir veillé sur le peu que je me décidais à avaler, que ce serait les autres qui viendraient le vider. 

Hier encore, j’avais la tête à la porte, mais elle reposait dans la neige boueuse de l’entrée. J’étais au bout du chemin. 

Oh, je vivais encore… je voulais me lever mais ne le pouvais plus. 

De toutes ses forces, elle a tenté de me soulever, mais en vain. Mes sabots ont brassé le vide, et mes poumons se sont emballés… c’était fichu, je ne me relèverais plus. 

Alors elle a appelé le vétérinaire. Pas question de me laisser agoniser comme on laisse les hommes profiter de ces moments-là. Elle m’a dit qu’elle me devait ça, que c’était la dernière chose qu’elle pouvait faire pour moi et je suis mort doucement dans ses bras, lui faisant de la peine, je crois, pour la première fois.

Aujourd’hui on a lié mes sabots à l’arrière d’un tracteur, traîné et abandonné ma carcasse sous une bâche le long du mur qui borde la route afin de faciliter l’ouvrage à l’équarrisseur. 

Ces gens-là sont pressés. 

Falone, ma jument, toi qui n’as pas eu de petit, toi qui m’avais pris sous ton aile, qui m’a toujours protégé… toi qui me gratte-grattait le garrot quand je ne pouvais te gratter que l’épaule, tu n’en as cru ni tes yeux ni ton cœur quand tu m’as vu partir ainsi, et tu m’as suivi pas à pas. 

Qui dit que les animaux ne comprennent pas ? 

Après ?… oh, c’est l’enfer pour ceux qui aiment les chevaux. 

Le camion-grue m’a balancé au milieu des cadavres du jour et le chauffeur, par sa fenêtre ouverte, en guise d’homélie, a beuglé la somme que tu lui devais.

Ma mie, tu peux dormir en paix, tu m’as offert une si jolie vie…

Je sais que tu tournes en rond dans le pré sans arriver à y croire… je sais qu’il ne te reste plus que Falone et Douce et qu’après eux, ma foi… mais aussi j’espère en toi : dans ma mangeoire, ne viens-tu pas de voir un rouge-gorge se gaver de cette orge dont je ne voulais plus ? 

J’ai bien vu que tu as souri.

Julie Wasselin-Degrange. 

Extrait de mon livre “Sous le regard des chevaux” préfacée par le Général P.Durand.

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